par André Glucksmann
Il est des morts qui pèsent le poids d'une plume. Des peuples qui ne comptent pas. Ils n'ont qu'un droit, celui de disparaître. Ils sont absents de nos soucis et de nos écrans, avant même que les tanks, les bombes, les rafles et les mines antipersonnel les réduisent à néant.
Les Tchétchènes vivent la solitude absolue, livrés au bon plaisir d'une armée russe massacreuse, et nul - ni l'ONU, ni l'opinion publique mondiale, ni les démocraties si fières de leurs principes - ne crie à l'assassin !
Aucun des conflits qui focalisent l'attention et les bons sentiments universels - Irak et Palestine - n'est aussi cruel. La nation tchétchène, c'est à peine 1 million d'individus, dont 100 000 à 200 000 sont morts depuis que Poutine a rasé, pour célébrer l'an 2000, leur capitale, Grozny, et transformé un minuscule pays en enfer permanent. Les rares voyageurs qui s'y risquent à la barbe des autorités témoignent du pire du pire, qui déshonore l'an de grâce 2003.
Le 5 octobre a lieu sur cette terre dévastée une pseudo-"élection présidentielle" organisée par Moscou. Nul ne lui accorde de légitimité. Pas même le Kremlin. Foin de décorum démocratique ! Son candidat, Kadyrov, actuel chef de l'administration pro-russe, bénéficie d'une maigre popularité (13 %). Achetés ou menacés de mort, tous les concurrents capables de lui faire de l'ombre se désistèrent ou furent interdits de scrutin. La population, poussée vers les urnes la kalachnikov dans les reins, sait que ce ne sont pas les bulletins de vote qui décident, mais l'homme en armes qui les décompte et les invente (200 000 "âmes mortes" sont listées). La mascarade ne trompe personne, ni les Tchétchènes, ni les Russes, ni les Européens.
Toute bâclée qu'elle paraisse, une telle mise en scène pue sa finesse poutinienne. En organisant des élections ostensiblement truquées, Moscou expédie un triple message :
- Aux Tchétchènes, l'armée d'occupation - 100 000 hommes ! - et ses milices collabos signifient que la guerre sera menée jusqu'au bout. Pas question de négocier avec les indépendantistes non islamistes et le président Maskhadov, régulièrement élu sous contrôle de l'OSCE. Etant donné les états de service de Kadyrov, dont la cruauté effraie parfois les "services" russes, le vote du 5 octobre contraint l'électeur tchétchène à signer sa propre condamnation à la servitude et à la mort.
- A la population russe (selon de récents sondages, majoritairement favorables à des négociations avec Maskhadov), le Kremlin adresse un implicite ultimatum : si vous n'obéissez pas aux ordres, vous serez traités en rebelles. Nicolas I er, Staline, Poutine : implacable continuité. La guerre coloniale dans le Caucase tourne inexorablement à l'extermination de la population locale, passée au fil de l'épée, déportée en totalité, villes rasées, pogroms, "filtration", sang et ruines...
Pourquoi tant de cruauté ? Les grands poètes russes ont révélé le pot aux roses : il s'agit d'une entreprise pédagogique. Le Tchétchène incarne l'esprit insoumis. C'est lui ou moi, suggère le Tsar quand on lui porte la tête du chef rebelle (Tolstoï : Hadji Mourat). La Tchétchénie exsangue sert d'épouvantail pour la Russie entière, invitée à se soumettre à la "verticale du pouvoir".L'autocrate russe naît et renaît dans la très exemplaire mise à sac d'un petit peuple "allogène".
- Au monde civilisé, la diplomatie russe dédie un insolent bras d'honneur : oui ! L'élection du 5 octobre bafoue les règles démocratiques, mais vous fermerez les yeux ! Paris et Berlin obtempèrent, trop avides d'intégrer dans leur invraisemblable "camp de la paix" une Russie qui mène la plus sale des guerres du XXI e siècle naissant. Assoiffée de pétrole et de gaz russes, l'Union européenne ravale ses principes et se couche. Washington, moitié par stratégie (équilibre nucléaire), moitié par cynisme à courte vue, "pardonne" le soutien en armes et en conseils que Moscou accorda à Saddam Hussein jusqu'au dernier jour. Poutine a les mains libres et ridiculise la démocratie en projetant à la face du monde ses urnes sanglantes.
Les gouvernements démocratiques, tout comme les millions de manifestants "contre la guerre" qui descendent dans la rue contre Bush, jamais contre Poutine, sont coupables de non-assistance à population en voie d'extermination. Indifférents, mais pas ignorants, car ils savent. Des téméraires et des courageuses risquent leur peau pour les informer : notamment la russe Anna Politkovskaia qui, 55 fois, fit le voyage interdit de Grozny. D'autres encore, photographes, reporters, cinéastes, ont brisé le black-out. Nous connaissons les bourreaux, nous contemplons les victimes : quatre années de massacres, de sauvagerie, de terreur et d'horreur ne passent pas inaperçues. Au bout du compte et des décomptes, nous nous en foutons.
La démission planétaire devant les boucheries caucasiennes, pire qu'un crime, est une faute. Le scénario afghan nous pend au nez. Souvenez-vous : pendant dix ans, l'armée russe - rouge - a cassé l'Afghanistan ; dans les ruines s'installèrent les gangsters, puis les talibans, et Ben Laden vint. Conclusion de l'engrenage : la chute des Twin Towers.
De Massoud assassiné à Maskhadov abandonné, la tragédie se répète : les rescapés du "nettoyage" russe vont-ils longtemps encore se retenir sur la pente d'un terrorisme suicidaire ? Pour quand un engin fou sur une centrale nucléaire ? Poutine est un pompier pyromane, son acharnement nous installe tous, Russes et Européens, au bord de l'abîme.
Pressentant la menace suprême - aucune installation russe n'est davantage que Manhatan immunisée contre une attaque suicide -, chacun opterait-il pour la "solution" poutinienne ? Le silence des pacifistes et des chancelleries vaut blanc-seing. Nous justifions par avance une si pesante complicité. On nous a claironné, cinq mois durant, que Ben Laden était protégé par une garde de fer composée de "Pakistanais, d'Arabes et de... Tchétchènes". La rumeur, venue de Moscou, fut prise pour argent comptant. Après la défaite des talibans, pas un Tchétchène en Afghanistan, ni mort, ni vif, ni dans les prisons, ni à Guantanamo ! J'attends toujours le démenti des médias mondiaux, si péremptoires dans leurs accusations ! Les fausses nouvelles endorment. Un assassinat moral en mondiovision précède et prépare l'élimination physique.
Ni sous-informée ni inconsciente des risques, l'opinion planétaire épouse tacitement les pulsions génocidaires qui parcourent la soldatesque russe. La téléconscience mondiale lève et lave nos dernières réticences : puisque chaque Tchétchène est un Ben Laden en herbe, un bon Tchétchène est un Tchétchène mort. Nous vivons une grande première au Caucase, l'instauration du meurtre avec universelle préméditation.
André Glucksmann est philosophe et essayiste