Sunday, August 26, 2007

La civilisation est un pari.

Ouest contre Ouest se clôture sur le même ton : « La civilisation est un pari. Double. Contre ce qui la nie et la menace d’annihilation. Contre elle-même, trop souvent complice passive ou aventuriste de sa disparition. »

Chacun est charbonnier chez soi

Samedi 18 octobre, 10 h, dans la salle Paul Bastide de l’Opéra du Rhin, dorures, portes-fenêtres immenses laissant entrer le soleil. Toutes les chaises sont prises. Le psychanalyste Jean-Richard Freymann accueille un Glucksmann attentif (et peut-être un brin sur ses gardes), sur la question du Bien et du Mal, mais démarre son questionnement sur l’« éventuelle schiz qui fendrait l’auteur en deux personnages distincts, celui des Lettres immorales d’Allemagne et de France et celui d’Ouest contre Ouest. Etes-vous un philosophe, un épistémologue de la question de la guerre, sur la guerre en général et celles d’aujourd’hui en particulier ?»

L’"analysé" n’en croit rien. « Le Bien et le Mal s’interrogent sur une expérience propre. Et il n’y a pas de schiz chez moi ! C’est toujours le même homme qui rédige tous ses livres et articles. Même s’il semble y avoir des contradictions. Par exemple, dans les années 80, en Allemagne, lors de la crise des Pershing, j’étais invité à la Foire du Livre de Francfort comme homme de gauche et en même temps, des anarchistes me donnaient le Kriegs un Nazi Litteratur Preis. Mon dernier livre, je l’assume à 100 %, alors que je savais que j’étais ultra-minoritaire, en butte à l’unanimité nord-coréenne de notre pays ! » Retour à la psychanalyse freudienne. Au sujet du Mal, ce qui intéresse le penseur, c’est le crime d’indifférence, comme le dit Hermann Broch. « Le diagnostic sur la prime jeunesse d’Hitler ne me dit rien. Rappelons-nous de la phrase de Thomas Mann : Hitler, c’est moi ! Voilà qui est passionnant. L’indifférence des gens de l’ONU par exemple, lors du massacre du Rwanda. Autre chose : comment se pose la question du nihilisme, par rapport aux structures élémentaires ? Car le nihilisme est le noyau de tous les fascismes, de tous les totalitarismes. »

Freymann évoque alors longuement au sujet de l’Irak et des conflits en général le rôle des médias et de la télévision, en particulier. Là encore, son interlocuteur prend le contre-pied des lieux communs : « La télé informe réellement les gens, même ceux du peuple. Chacun a accès aux informations. Sauf que, le commentaire est en cause, trop souvent biaisé. La société de consommation ne nous manipule pas, la télé c’est pas le diable et nous sommes plus responsables qu’il y a 100 ans, dans notre vie citoyenne. »

Au sortir de cette ultime rencontre, sur le trajet du retour, la matinée s’achèvera par un détour dans une célèbre pâtisserie de la ville, sur un ton plus léger, entre bretzels et kougelopfs… Mais il reste un dernier balayage à opérer sur l’homme qui nous intéresse…

La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens

Encore une phrase de Clausewitz pour finir. Encore une vérité. Comme si ce thème émergeait régulièrement à la surface des livres, des articles de notre Nouveau Philosophe, bien revenu de ses errances marxistes. André Glucksmann n’est pas Cassandre pour autant. Il a l’énergie de s’engager pour des causes souvent difficiles, souvent impopulaires. Il s’interroge peut-être trop souvent sur le cas extrême, l’hybris, où se situe l’inhumain.

Il y a quelques années, en 1997, il demanda à Christian Bourgois (habituel éditeur, avec Gallimard en France, des livres d’Ernst Jünger) de rééditer le stupéfiant La guerre comme expérience intérieure, datant de 1922. Revenant inlassablement sur son expérience de la première guerre mondiale et sur ses Orages d’acier, Jünger y est hallucinant et prémonitoire : « Cette guerre n’est pas le final de la violence, elle en est le prélude. Elle est la forge où le monde est martelé en frontières nouvelles et nouvelles communautés. »

Soixante-quinze ans plus tard, Glucksmann rappelle que non, l’horreur de la guerre n’est pas nouvelle et surtout pas réservée à des contrées lointaines : « Par pitié, que l’Européen, encoconné dans sa toute récente innocence, ne fasse point mine de n’y rien comprendre, qu’il ne s’interloque pas de la sauvagerie des autres, en ignorant qu’elle fut, de part en part, sienne. »



A livre ouvert


À l’occasion des septièmes et huitièmes Conversations à Strasbourg, dédiées à André Glucksmann et Tzvetan Todorov, des lectures de leurs derniers livres Ouest contre Ouest et Le nouveau désordre mondial ont été données à l’Hôtel de Ville. Un nouveau type de rapport au livre, ayant le mérite de faire vivre le texte.


20 h, un salon d’habitude réservé aux mariages civils. Dorures, fleurs, miroirs et parquet, pour une initiative autour de la lecture à voix haute. Mieux encore, les comédiens Alain Moussay et Luc Schillinger profitent de l’occasion pour quasiment interpréter les extraits des livres proposés. Revivifiant littéralement ces textes, qui a priori n’étaient pas destinés à êtres lus ainsi, ils leur donnent une voix neuve, palpitante. Le premier et le dernier chapitre de Ouest contre Oues (Plon) d’André Glucksmann seront lus le premier soir. Deux faces d’un même engagement, deux faces d’un même homme, qui d’abord constate son impuissance à convaincre les hommes politiques de leur éventuelle erreur quant à la question irakienne. Et l’autre aspect, prophétique, sombre. Une dénonciation du nihilisme contemporain mais aussi un livre d’éveil des consciences. Pour cet intellectuel aux engagements forts, la question de l’Irak - comme auparavant celle de l’Afghanistan ou du Rwanda - participe du même élan meurtrier. Mais elle est de celles que les Occidentaux pourraient régler « s’ils ne jouaient pas Ouest contre Ouest ». Ainsi, cet essai fait pour une analyse personnelle se pare de nouvelles vertus, de texte incantatoire, jeu entre les deux comédiens, qui tantôt interprètent le narrateur, tantôt se regardent, tantôt s’interpellent. Du coup, la lecture à voix haute fait merveille dans un genre particulier, réservé à des textes littéraires : « A Ground Zero, la foudre a frappé, irrévocable : il n’y a pas d’au-delà à l’histoire millénaire et quotidienne, sale en même temps qu’héroïque, et comme toujours transie de bruits et de fureurs. Nous ne sortons pas de la tragédie. Oreste et Hamlet, Antigone, Iphigénie et Cressida demeurent à jamais nos contemporains. »

La lecture du livre de Tzvetan Todorov Le nouveau désordre mondial - Réflexions d’un Européen (Robert Laffont) profite aussi du dialogue entre Luc Schillinger et Alain Moussay. En particulier, les passages sur l’identité européenne : « Mais l’identité européenne actuelle n’est pas une simple donnée historique ou géographique, même si elle y trouve sa source. Détachées de leur contexte d’origine, certaines valeurs se sont agrégées dans ce qu’on pourrait appeler le projet européen - et l’adhésion à ce projet est ouverte à toutes les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent. Leur source est locale ; leur appel est universel. »

Tout sera dit en une dernière phrase, saisie au vol, entre les deux comédiens, qui récapitulent discrètement leur soirée, après leur performance : « il est important de s’écouter ! ». Voilà effectivement une bonne définition de A livre ouvert…